En juin 2023, un rapport détaillé remis à Stanislas Guerini, ministre de la Fonction publique, par cinq membres de l’Inspection générale des finances et du Conseil général de l’économie, tire la sonnette d’alarme : la préparation de l’Etat à sa propre transformation numérique est insuffisante ! Confronté à des défis majeurs au premier rang desquels la concurrence pour les talents numériques, le vieillissement de ses effectifs, et la difficulté à retenir les contractuels, sans oublier la nécessité de réinternaliser des compétences essentielles, l’État se voit recommander par la mission IGF-CGE de recruter 2 500 personnes annuellement sur les cinq prochaines années pour rectifier le tir. Décryptage ! 

Le rapport CGE-IGF préconise 2 500 recrutements annuels

Sous la direction du Conseil général de l’économie (CGE) et de l’Inspection générale des finances (IGF), une mission exhaustive a été menée à la demande de la Première ministre pour évaluer les besoins de l’Etat dans le domaine du numérique. Entre juillet 2022 et janvier 2023, cinq rapporteurs ont interrogé plus de 250 leaders du secteur public et privé, analysé les profils numériques au sein de la Fonction publique de l’Etat ainsi que chez ses principaux opérateurs et autorités indépendantes. Des ateliers réunissant une cinquantaine d’agents ont également été organisés pour discuter de l’avenir numérique de l’Etat en tant qu’employeur.

Résultat des courses : le rapport, présenté à Stanislas Guerini lors du salon VivaTech en juin 2023, révèle une situation critique… En effet, l’Etat, ayant souvent recours à l’externalisation, s’est progressivement éloigné de l’investissement direct dans le numérique. Les experts proposent un plan ambitieux pour rectifier le tir : 2 500 recrutements par an sur cinq ans sont jugés nécessaires pour répondre aux enjeux identifiés.

Par ailleurs, ledit rapport met en lumière cinq défis majeurs en matière de ressources humaines : simplifier les procédures de recrutement, attirer les jeunes talents, fluidifier les parcours professionnels, mutualiser les compétences numériques et repenser l’organisation du travail. La formation des cadres dirigeants à la transformation numérique, sur le modèle de celle dédiée à la transition écologique, est également recommandée pour assurer le succès de cette initiative.

Pour rappel, l’IGF, qui a co-mené la mission avec le CGE, est un organisme d’audit et de contrôle dont sont issus de nombreux hauts fonctionnaires comme Stéphane Layani, Anne-Gabrielle Heilbronner, Emmanuel Macron, Valéry Giscard d’Estaing ou encore Jean-Pierre Jouyet.

Ascension du numérique VS Désinvestissement de l’Etat 

Le numérique, qualifié de « premier canal d’accès aux services publics », s’impose désormais comme un pivot central dans l’interaction entre l’administration et les citoyens, ainsi que dans la formulation des politiques publiques. Et à ce niveau, les rapporteurs mettent en lumière une transition de la simple dématérialisation des processus administratifs vers une intégration profonde du numérique au cœur même de l’administration. 

Cela dit, force est de constater que cette intégration n’est pas homogène au sein des divers ministères, qui affichent des disparités significatives dans l’adoption des nouvelles technologies telles que le cloud, les méthodes agiles, l’intelligence artificielle, et la cybersécurité. Naturellement, ce décalage technique nécessite une réévaluation urgente des méthodologies employées… 

En termes d’emploi, l’analyse révèle une dynamique pour le moins complexe : sur 13 groupes de métiers numériques identifiés, 10 devraient voir une augmentation de la demande tandis que deux anticipent une baisse. Les secteurs en expansion incluent notamment la cybersécurité, les données, l’expertise juridique numérique, et la gestion de projets numériques, tandis que le support utilisateur et l’exploitation des infrastructures numériques pourraient connaître un déclin.

Autre défi de taille : le vieillissement des effectifs. Avec une moyenne d’âge de 47 ans parmi les agents de la Fonction publique d’Etat et du ministère des Armées, près de 37 % des agents sont susceptibles de prendre leur retraite dans la prochaine décennie. Que faire donc ? Face à cette double problématique de concurrence accrue du secteur privé pour les talents numériques et d’une pyramide des âges défavorable, les auteurs conseillent la création de 3 500 nouveaux postes dans le domaine numérique au sein des ministères civils sur les cinq prochaines années, soit environ 2 500 recrutements annuels. 

Déséquilibres de genre persistants et coûts d’externalisation 

Du côté du genre, les femmes restent largement sous-représentées dans les métiers du numérique dans la fonction publique, ne constituant que 27 % des effectifs, avec un chiffre encore plus bas de 15 % dans les armées. Cette tendance est d’autant plus préoccupante que les filières de formation traditionnelles, telles que les écoles d’ingénieurs et d’informatique, continuent de favoriser majoritairement les profils masculins. Concernant la composition des effectifs, la part des contractuels a augmenté, passant de 10 % en 2016 à 17 % en 2022. Cependant, leur intégration dans la fonction publique est moins stable comparativement aux titulaires, notamment parce que 44 % d’entre eux sont embauchés sur des contrats à durée déterminée.

En parallèle, le rapport critique la dépendance croissante à l’externalisation, qui a représenté une dépense de 1,5 milliard d’euros en 2021. Bien que répandue également dans le secteur privé, cette pratique est risquée pour l’administration, la rendant vulnérable et dépendante de ses prestataires externes. Il est noté que la moitié des grands projets de l’Etat et trois ministères subissent des risques liés à une externalisation excessive. Et pour éviter ces risques, les auteurs recommandent de ne pas dépasser un seuil de 60 % d’externalisation. 

D’autant plus que l’externalisation entraîne des coûts supplémentaires significatifs, avec un surcoût estimé à au moins 20 % par rapport à l’embauche de contractuels. A ce niveau, le rapport plaide pour une réinternalisation des compétences, notamment en raison de l’adoption croissante des méthodes de travail agiles par la Direction interministérielle du numérique (DINUM), qui nécessitent davantage de compétences de développement interne, comparées aux méthodes traditionnelles. 

L’Etat employeur face à un défi de réputation et d’efficacité dans le recrutement numérique

A l’heure où l’Etat français vise à renforcer ses capacités numériques, il doit faire face à un obstacle majeur : son image peu attrayante en tant qu’employeur dans ce secteur. Actuellement, l’Etat embauche 1 600 personnes par an, réparties entre 700 fonctionnaires et 900 contractuels. Toutefois, les processus de recrutement, particulièrement lourds et lents, découragent de nombreux candidats potentiels. Par exemple, le recrutement d’agents contractuels au ministère de l’Economie et des Finances peut inclure jusqu’à 22 étapes, et s’étendre sur 149 jours du poste affiché à l’intégration effective du nouvel employé. 

Par ailleurs, cette inefficacité est exacerbée par des disparités de rémunération entre fonctionnaires et contractuels, ces derniers gagnant en moyenne 8 % de moins que leurs homologues fonctionnaires. Comparativement, les salaires dans les filières numériques du secteur public sont également bien inférieurs à ceux offerts dans le privé, ce qui limite encore davantage l’attrait des postes étatiques. Petite lueur d’espoir cependant : l’adoption d’un référentiel des rémunérations en 2019, qui a quelque peu amélioré la situation, dans la mesure où il rend les salaires des contractuels plus compétitifs et aide à uniformiser les pratiques de rémunération à travers le secteur public.

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